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Chroniques
Lulu
opéra d’Alban Berg
Une nouvelle production de Lulu jamais ne passe inaperçue. Lorsqu’une grande maison associe son actuel et fort énergique directeur musical et un metteur en scène en vogue dont on sait qu’aux œuvres abordées il impose une forte personnalité, l’affiche agit en aimant. Régulièrement applaudi et diversement apprécié par nos pages, le quadragénaire Kirill Petrenko [lire nos chroniques du 19 avril 2015, des 31 mai, 18 mars et 4 janvier 2014, du 7 décembre 2013, du 4 juin 2011 et du 27 janvier 2007], qui dans la fosse de la Bayerische Staatsoper succédait à Kent Nagano il y aura deux ans au prochain automne [lire notre chronique du 31 juillet 2013], mène une lecture infiniment détaillée de l’opéra de Berg. Aussi apprécie-t-on la complexité de l’écriture sérielle, le voyage des motifs, les déclinaisons rythmiques et sa changeante moire, au fil d’une approche radicale qui chante généreusement les thèmes lyriques, découd le fragmentaire, contraste le percussif, avec l’engagement complice des excellents musiciens du Bayerisches Staatsorchester.
Outre la précision générale, on admire la couleur des cordes et l’étonnante ciselure de la petite harmonie. Toutefois, si jubilatoire que soit le sentiment, rare avec cet ouvrage difficile, d’être soudain absorbé par la partition, cette interprétation fidèle paraît plus royaliste que le roi en ce qu’elle favorise la symphonie sur le plateau vocal, oubliant peut-être la vaste ouverture de la fosse du National Theater, contingence qui peut tout aussi bien s’avérer un avantage qu’une entrave. Mais si l’équilibre n’est guère au rendez-vous du prologue et du premier acte, il reprendra peu à peu ses droits dans le deuxième pour finalement laisser place à un dessin plus sage au troisième. Il n’empêche : sensible, brillante et d’un impact dramatique qui bat son plein – d’ailleurs, grand merci d’avoir promu les coups de feu mitonnés par Berg plutôt qu’un banal bruit de pétard, comme c’est malheureusement toujours le cas –, la Lulu de Petrenko fait rêver à ce qu’elle deviendra lorsque l’aura gagnée la maturité nécessaire.
A-t-on goûté distribution plus probante dans ce redoutable chef-d’œuvre ? L‘égalité des formats réunis, l’extrême présence au texte, le scrupuleux investissement scénique de chacun réussissent un tour de force comme il ne nous sera vraisemblablement plus donné d’en jouir (excepté Schigolch qui ne satisfait pas). Rachael Wilson prête le teint particulièrement serti de sa voix à l’Habilleuse, au Groom et, surtout, au Lycéen, personnages très exactement défendus. En Banquier mielleux à souhait (aussi Médecin et Professeur), on retrouve avec plaisir le ferme Christian Rieger [lire nos chroniques du 25 juillet 2011, 30 et 10 juillet 2010], tandis que la clarté de timbre de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (dont on ne se lasse de saluer les Mime ou Hérode ici et là) tisse au Majordome secrètement passionné ainsi qu’au Prince amoureux un chant de saine élégance. Superlatif Simone à Lyon (Eine florentisnische Tragödie, Zemlinsy) il y a quelques années [lire notre chronique du 6 février 2012], Martin Winkler prête sa robustesse de timbre à l’Athlète et au Dompteur. Ayant à sa disposition d’importants moyens vocaux, dont un legato abondant, Daniela Sindram sert la partie de la comtesse Geschwitz d’un chant dense, en wagnérienne émérite [lire nos chroniques du 13 juillet 2013, du 10 octobre 2012 et du 3 juin 2011]. Le ténor flamboyant de Rainer Trost se joue insolemment des intervalles malaisés du Peintre, enlevé avec une souplesse incontestable, et confère au rôle la jeunesse qui lui sied. Idéal en Apollon du Dionysos de Rihm [lire notre chronique du 5 août 2010], Matthias Klink compose un Alwa emporté, d’un organe glorieusement cuivré et malléable – le duo final de l’Acte II restera dans les mémoires.
Enfin, deux incarnations brûlent les planches, celles de Lulu et de Schön. Émouvant Kurwenal ici, troublant Amfortas là, Bo Skovhus fut un Onéguine exemplaire, un Budd envoûtant, un grand Lear et même un irrésistible Beckmesser, après avoir été dès le début de sa carrière un Giovanni unanimement salué. En belle forme vocale, il donne un Schön nuancé et vaillant, d’une fulgurante humanité qui bouleverse. Après avoir chanté le rôle-titre à Athènes, Chicago, Düsseldorf, Hambourg, Kassel, New York, Nuremberg et Vienne, Marlis Petersen s’y love avec évidence à Munich. Assurément voici LA Lulu qu’on attendait, puisqu’elle en possède non seulement la tessiture et l’élasticité technique mais encore l’agilité, dans un registre qu’on dira plus « dramatique » qu’à l’accoutumée, reléguant aux oubliettes les grisettes qui récemment osèrent s’y frotter [lire notre chronique du 4 août 2010 et notre critique de la captation bruxelloise]. L’envolée lyrique est littéralement charnelle, sans jamais convoquer d’autres atouts que la voix seule, fort longue, sensualité de toutes les sensualités, en bonne intelligence avec la mise en scène.
De fait, et tel que souligné plus haut, tous les chanteurs prennent la scène à bras le corps, stimulés par une exigeante direction d’acteurs, au cordeau, comme en est capable Dmitri Tcherniakov. On le sait, l’artiste russe aime l’architecture et les histoires de famille – c’est du moins ce qui transparaissait de ses précédents travaux. Cette fois, il marie adroitement à l’œuvre ces moteurs créatifs, jusqu’à paraître s’effacer devant elle. Pour les Antiques, la « maison » est précisément la famille : aux décors immodérément construits de Dialogue des carmélites, Don Giovanni, Macbeth, Wozzeck, Khovantchina, etc. [lire nos chroniques du 9 et du 3 juillet 2010, du 4 avril 2009, ainsi que nos critiques des captations moscovite et munichoise] se substitue un mur de verre répété à l’infini, jusqu’à démultiplier dans ses reflets les présences et les tensions dramatiques (la très esthétique couverture de la brochure de salle s’en fait l’écho par un subtil jeu de calques). Réduit au minimum, le décor demeure, labyrinthe épuré qui souligne sa nudité par ses parois agissant comme des voiles sur un corps : l’insaisissable Lulu hante la glace, livrée au seul contour du peintre, silhouette réduite à l’essentiel, palpable impalpable de scène de crime et de songe érotique. Quel poids quand le premier mari y vient écraser son apoplexie, quand le suicidé vient mourir dans cette enveloppe symbolique, la gorge en sang, ou quand, de retour de la prison, l’héroïne apparait dans ce contour, se reconstituant dans l’écrit, au fond ! Encore la Geschwitz tracera-t-elle à l’identique ce « portrait » foudroyant, pendant le tableau londonien. Non seulement les vitres accueillent un ballet d’interlude qui ponctue a posteriori ce que viennent de vivre les protagonistes, à l’instar des titres que Debussy inscrivait en fin de ses préludes, mais se font discrètement le miroir de la battue de Petrenko, invitant l’orchestre sur scène, plus certainement encore que cette pantomime de bal forain qui traverse le haut du plateau durant le tableau de Lulu-danseuse.
Nul besoin d’inventer un drame domestique plus ou moins forcé : père et fils ont à se partager la même femme, et Lulu ne dit-elle pas « Ich habe deine Mutter vergiftet » ? Tcherniakov s’y tient, sans rien ajouter ni retrancher, ce qui astreint sa réalisation à une salutaire sobriété qui procède d’une justesse lapidaire. Au jeu de véhiculer la pièce, sans autre artifice. Du coup s’élève une conception nouvelle de Lulu, fugace objet de désir dénué de ces vulgarités que certains lui prêtèrent, être exempt de toute méchanceté, la fascination qu’elle exerce sur tous surgissant par elle-même, involontairement (en toute logique, c’est elle-même qui forge le couteau de Jack, innocent) – voilà qui exalte à sa digne mesure l’ultime Lied de l’amoureuse, « …mein Engel… ».
Superbe !
BB